Du sucre pour le Liban diabétique
Le coûteux refinancement de la dette libanaise
Rosalie Berthier
L’économie libanaise va mal : elle souffre d’une dette écrasante, d’une corruption endémique et surtout d’une classe politique rétive aux réformes. La solution ? Organisons à Paris, le 6 avril, une conférence internationale de refinancement. Tant pis si le gouvernement libanais n’y présente aucune proposition concrète de changement, préférant mettre sur la table des dizaines de projets d’infrastructures estimés à 15 milliards de dollars. Faute de confiance, donnons moins et prêtons plus. Coïncidence : l’événement se passe à la veille d’élections parlementaires, comme s’il s’agissait davantage de renflouer la classe politique que de sauver l’économie du pays.
De fait, le Liban n’a pas besoin d’un plan de sauvetage d’urgence. Responsables libanais et diplomates étrangers s’accordaient encore récemment sur sa « résilience » à toute épreuve, notamment sur le plan financier. Un défaut de paiement imminent est improbable parce que le secteur bancaire libanais détient l’essentiel d’une dette souveraine de 80 milliards de dollars (environ 150% du PIB, soit la troisième au monde). Le gouvernement conserve l’option d’emprunter aux banques locales, pour mieux les rembourser grassement, comme il le fait depuis plus d’une génération. Des risques plus immédiats portent sur la bulle spéculative immobilière et la valeur exagérée de la livre—mais sur ce plan personne ne semble pressé de prendre les mesures correctives qui s’imposent, et qui se passeraient très bien d’une conférence internationale.
Le principal argument avancé, pour défendre la tenue de cette dernière, renvoie à la question des réfugiés syriens, dont la présence menace, ou du moins exige, la stabilité du pays. Mais ces deux enjeux font déjà l’objet de rassemblements spécifiques : une première conférence a eu lieu à Rome le 15 mars dernier pour apporter un soutien à l’appareil de sécurité libanais ; une autre se tiendra plus tard en avril à Bruxelles en rapport avec les réfugiés. D’ailleurs le Liban a admirablement absorbé le choc représenté par l’arrivée de près d’un million de Syriens sur son territoire depuis 2011 : les tensions et violences encore fortes il y a deux ans se sont largement résorbées.
L’erreur, c’est de penser conjoncture, quand les vrais problèmes sont structurels. L’économie de la dette, bien plus que le niveau actuel de celle-ci, pèse sur l’avenir du pays. L’État, enfermé dans un cercle vicieux, emprunte toujours plus pour pouvoir payer ses intérêts : en 2017 le service de la dette représentait plus du tiers de son budget. Les banques commerciales du pays dépendent essentiellement des revenus confortables assurés par ces remboursements – une rente dont les taux d’intérêts sont supérieurs à 6%, décourageant les investissements productifs.
Les conséquences se font sentir sur le reste de l’économie. L’État dispose de moins en moins de moyens, et l’argent qui lui reste est presque entièrement consacré aux salaires de la fonction publique et à des subventions absurdes. Les infrastructures existantes se dégradent, faute d’entretien. La fiscalité est antédiluvienne. L’environnement juridique dissuade tout entreprenariat, tandis que l’absence d’opportunités pour les jeunes pousse de nombreux Libanais à l’émigration.
Or ce sont précisément ces problèmes structurels qui sont ignorés. La classe politique explique qu’elle est consciente des besoins de réformes. Mais les candidats des partis dominants n’ont pas formulé la moindre suggestion palpable, au-delà d’un discours d’usage sur le « changement ». Les partenaires internationaux du Liban ne s’intéressent pas davantage au fond du problème et préfèrent jouer sur les mots. La conférence s’appelle donc « CEDRE », par opposition à « Paris IV », pour faire oublier que la France en a organisé trois semblables depuis 2001. On y parle de partenariats public-privé (ou PPP) plutôt que de dette à proprement parler, même si finalement, les PPP se soldent inexorablement par un accroissement de cette dernière.
Le strict minimum, pour éviter une réédition de Paris I, II et III, n’a pas été exigé. Le Liban souffre de l’absence de chiffres publics élémentaires, et le budget du gouvernement n’a pas été audité depuis 2005. Les organisateurs de CEDRE ont bien demandé au gouvernement de contrôler le déficit public. Pour y parvenir, le premier ministre s’est contenté d’annoncer une réduction des dépenses de 20% dans tous les ministères, ce qui semble peu crédible. Pour prendre le seul exemple du ministère de l’éducation, 87% du budget sert à payer les salaires, or le Liban n’envisagerait pas de plan de licenciement massif.
La conférence s’inscrit donc dans des velléités de court-terme qui sont à l’opposé de ce dont le Liban a besoin aujourd’hui. Il s’agit de donner un peu de temps au système, en lui apportant un soutien symbolique et politique, tout en renforçant ses travers. Les projets d’investissement portent certes sur des problèmes identifiés de longue date : la réforme du secteur de l’électricité était déjà à l’ordre du jour de Paris III, conférence tenue il y a 11 ans. Mais ils restent détachés de toute analyse lucide des obstacles au changement, sans laquelle Paris IV promet de renforcer les facteurs structurels d’une crise libanaise qui reste à venir. A l’en croire un diplomate français, « tout est préférable à l’instabilité ». Cette logique garantit surtout n’importe quoi.
6 avril 2018
Rosalie Berthier, basée à Beyrouth, est responsable des questions économiques chez Synaps.